Il y a quelques jours, c’était le festival du film européen de Kinshasa. Pas grand-chose à voir avec le festival de Cannes, ses strass et ses paillettes. Ici, plus modestement, les différentes ambassades du vieux continent sont invitées à partager une création de leur cru avec les cinéphiles congolais.
C’était l’occasion pour moi de découvrir une palme d’or des frères Dardenne dont la projection avait été proposée par l’ambassade de Belgique. Du cinéma social, excellente stratégie pour ôter aux spectateurs étrangers toute envie d’émigrer en Belgique.
La soirée était agréable. Tout se passait pour le mieux jusqu’à ce qu’un message d’erreur apparaisse au milieu de l’écran. L’icône prenait un tiers du cadre et rendait la visualisation du film vraiment difficile. Pourtant, pas un bruit dans la salle. Pas même un murmure. Au bout de dix minutes de rage grandissante, Charline qui se trouvait à côté de moi se décide à crier : « Il n’y aurait pas un responsable dans cette salle pour arranger cet écran ? C’est vraiment gênant ! » Toujours rien ! Elle se lève, va chercher de l’aide… sans succès. La salle apathique continuait à regarder ce film à peine visible sans broncher. Il en fût ainsi jusqu’à la fin.
Si l’œuvre des frères Dardenne a été gâchée, et je ne vous cache pas mon amertume du moment, l’expérience n’en fût pas moins intéressante. En effet, après réflexion, il me semble que l’on peut voir dans l'attitude de cette salle un début d’explication à l’absence d’émeutes de la faim à Kinshasa.
Observant la vie à Kinshasa, la pénibilité du quotidien, on est en droit de se demander comment il est possible de survivre dans un tel environnement. Comment cette ville n’entre-t-elle pas dans une colère dévastatrice ? Comment ne plonge-t-elle pas dans le chaos alors que les structures étatiques semblent encore bien fragiles pour pouvoir l’en empêcher ? Sans structures formelles efficaces, cette ville devrait se désintégrer ou au moins, mourir à petit feu.
La montée des prix des denrées alimentaires devait être la goutte, la dernière, celle qui ferait déborder le vase. Et pourtant non! Pas encore. Kinshasa continue à vivre, à porter son fardeau. Sa souffrance est un peu plus intense aujourd’hui qu’hier mais l'équilibre tient toujours. Curieusement, cette stabilité est peut-être moins fragile qu’il n’y paraît. Kinshasa supporte.
On dit chez nous qu’il faut laisser l’indignation aux nobles causes. Ici, les causes ne semblent jamais assez nobles pour se révolter. Plusieurs décennies d'un régime progressivement décadent et une interminable transition ont cassé le ressort de la population. Beaucoup ont perdu l’espoir et la souffrance est aujourd’hui supportée avec une certaine fatalité.
Au fil des ans et des désillusions, s’est développée une réelle tolérance à la médiocrité. N'espérant plus rien recevoir rien d’en haut, la population accepte docilement toute une série d’anormalités qui font son quotidien : des infrastructures exsangues, les coupures d’eau et d’électricité quotidiennes, des conditions de transport inhumaines, des salaires impayés, une corruption prédatrice… L’apathie de la salle devant ce film à peine visible reflète un peu cet abaissement du niveau général d’exigence. Accepter parce que toute autre attitude serait vaine.
Kinshasa a ainsi pris le pli de l’indolence. Et c’est probablement cette posture face à l’adversité, cette tolérance à la médiocrité qui lui permet précisément de survivre sans sombrer dans le chaos. La débrouille individuelle plutôt que la révolte collective. Voilà le secret de la stabilité.
Mais cette débrouille généralisée a un prix. A tous les niveaux de la société, chacun tente de profiter au maximum de son influence, de ses privilèges. Autrement dit, désespéré de recevoir quelque chose d’en haut, chacun se paie vers le bas. Chacun marche sur ceux qu’il peut écraser. Plutôt que de revendiquer sans espoir, on use de son pouvoir, aussi petit soit-il, pour encaisser les chocs et s’adapter à l’adversité.
C’est ainsi que la hausse des prix est digérée par la société. Chacun exigeant un peu plus de ceux sur qui il exerce une forme ou une autre d’influence. Le policier demandera un peu plus à l’automobiliste, le journaliste à l’homme politique, l’enseignant aux parents d’élèves… et ainsi de suite. Reste qu’une frange importante de la population se trouve forcément en bas de cette pyramide sociale. Ceux là n’ont personne sur qui se payer pour compenser la hausse des prix. Mais ceux là sont à ce point marginalisés, à ce point fragilisés qu’ils n’ont aucun moyen de contester le système. Ils encaissent les chocs, impuissants, développant un peu plus leur tolérance à la souffrance… jusqu’au jour du point de non retour. Le jour de la goutte d’eau qui, comme au début des années 1990, plonge la ville dans le chaos et redistribue les cartes du jeu… l’espace d’un instant.