Kinshasa, ce n'est pas l'enfer... seulement le purgatoire!
Cette réflexion est arrivée à mon oreille lors d'une de ces interminables dissertations d' "expats" sur la singularité du milieu dans lequel nous sommes plongés. Elle peut paraître anodine, pourtant cette phrase résume à merveille ces premiers mois de découverte écartelé entre émerveillement et indignation. Parce qu'ici chaque décision, chaque prise de position est le résultat d'un conflit intérieur, d'un arbitrage personnel. Le purgatoire, c'est ce tiraillement, cette absence de repères, cette mise à l'épreuve avant... le retour au pays.
Kinshasa n'a vraiment rien de paradisiaque, certes. Le soleil et les palmiers ne cachent pas l'agressivité de la métropole et le désarroi de ses habitants. Les routes sont défoncées et l'électricité souvent coupée. Mais pour les mundele (blancs) que nous sommes, ce n'est certainement pas l'enfer pour autant. Non seulement il y a l'humour et la chaleur humaine des Congolais qui égaient le quotidien. Mais il y a aussi moyen de vivre très confortablement à Kinshasa. C'est même le lot de la grande majorité des occidentaux qui trouvent ici un niveau de vie que leur fonction ne leur aurait jamais permis en Europe ou aux États-Unis. Dans la plupart des secteurs d'activité (à l'exception de certaines ONG), les occidentaux sont payés à prix d'or pour accepter de rester à Kinshasa. Chauffeur, piscine privée, golf, gardes de sécurité, écoles internationales, grands hôtels, 4X4 et climatisation sont ici les standards de vie de la communauté blanche comme le sont le football du dimanche ou la friterie du coin en Belgique.
Mais il faut aussi dire que le blanc n'a pas vraiment le choix de son mode de vie à Kinshasa. S'il peut aisément renoncer à ses clubs de golf, il lui sera bien difficile d'éviter les barbelés et les quartiers sécurisés. La première raison à cela est purement matérielle. Si l'on veut l'électricité, l'eau courante un peu d'hygiène et de sécurité, on peut rayer de la carte 80% de la ville. La seconde raison est culturelle. Ici, c'est chacun à sa place et une place pour chacun, sous peine d'éveiller quelques soupçons de malveillance. Le blanc est cantonné dans son statut de riche occidental et il serait tout à fait incompréhensible de vouloir vivre comme un miséreux si on a les moyens de vivre décemment. Quelles pourraient en être les motivations? Curiosité malsaine? Manipulation? Chacun se doit de se comporter selon son « standing ». Les Congolais sont souvent les premiers à nous interdire de marcher en rue. Les mundele, ça ne marche pas à pieds... mais là, faut pas pousser!
A la descente de l'avion, on est bardé de bonnes intentions et de convictions que l'on croit inébranlables. On part à l'aventure, à la rencontre d'un nouvel univers, d'une nouvelle culture. On se dit ouvert à tous et prêt à tous les sacrifices pour autant que l'on ne se mélange pas avec ces vilains coloniaux retranchés dans leur tour d'ivoire. Naïvement, je pensais pouvoir distinguer les méchants pilleurs du Congo et leur style de vie exubérant des gentils coopérants partageant le quotidien de la population locale. Malheureusement, la réalité n'est pas si simple. Tous les joueurs de golf ne sont pas des crapules et tous les coopérants ne sont pas des idéalistes. Les uns et les autres fréquentent les mêmes endroits et mangent (parfois) à la même table. D'ailleurs, les Nations Unies, les grandes ONG et les institutions de coopération bilatérale participent comme les autres à l'entretien du fossé économique qui sépare l'essentiel des expatriés de la population locale.
A cette communauté blanche très aisée vient évidemment s'ajouter une classe de Congolais richissimes. Contrairement à d'autres pays africains (Mali, Burkina...) dont le climat et les ressources naturelles ne permettent de faire la fortune que de quelques individus, il y a ici une véritable classe de prédateurs dont les avoirs se comptent souvent en dizaines de millions de dollars. Le Congo est une manne sans fond pour qui sait l'exploiter. Mais le contraste entre ces privilégiés et le reste de la population est d'autant plus violent qu'il n'y a pas vraiment de classe moyenne au Congo. Comme le disent les gens du pays : « Dans la maison congolaise, il y a un petit grenier et une très grande cave. Mais rien entre les deux. » Ici, tu règnes ou tu crèves. Fruit du Mobutisme, de la guerre, du diamant ou du coltan, ces Congolais fortunés dévalisent littéralement leur propre pays.
Patient Bagenda, célèbre écrivain congolais a ces mots pour parler de son pays : “Le colonisateur belge a exploité le pays pendant 80 ans, certes; il a usé de la violence, de la répression et de l'arbitraire, il a méconnu les droits des Congolais. Mais en retour, il a donné du travail, il a assuré des soins médicaux, il a construit des écoles et des hôpitaux, il a ouvert des routes... Depuis 1960, les Congolais ont expérimenté une nouvelle race de colonisateurs, pires que les premiers, des colonisateurs noirs, des Congolais. Le colonisateur congolais a détruit le pays, il n'a pas entretenu ce que le Belge a laissé; il a détourné les ressources du pays; il n'a pas donné de travail, il n'a pas payé les fonctionnaires, il n'a rien construit, il a tué et usé de l'arbitraire, il a bradé la souveraineté du Congo, il a appauvri son peuple et son pays.” (Patient Bagenda, Le Congo Malade de ses hommes, p. 23).
Aujourd'hui, mon sentiment à l'égard de Kinshasa a quelque chose de Patient Bagenda. Certes, la majorité des blancs vivent dans une certaine opulence à côté de ceux qui ont faim. Certes, il y a des industries belges, américaines et sud-africaines qui s'enrichissent au Congo en y payant des salaires de misère. Il existe aussi des "coloniaux" arrogants qui vous expliquent sans détours que la différence entre un touriste et un raciste n'est qu'une question de semaines. Mais une bonne partie des occidentaux présents ici le sont pour aider le pays. Les uns travaillent à la reconstruction du pays, les autres dans la santé, l'éducation ou dans la conservation de la nature. Leur niveau de vie est une injure à la population qui souffre mais leur travail n'en est pas moins nécessaire. Leur départ serait une nouvelle catastrophe pour le pays.
En revanche, certains prédateurs règnent sur Kinshasa avec une arrogance déconcertante. A travers eux, c'est un volet assez surprenant de la mentalité locale qui apparaît au grand jour. D'une part, Kinshasa est une ville étonnement individualiste. La tension entre les gens est souvent palpable dans la rue. Les kinois s'engueulent facilement mais souvent plus bruyamment que violemment. C'est l'autre côté de ce caractère expressif qui les rend aussi très chaleureux.
D'autre part, Kinshasa présente pas mal de caractéristiques d'une société féodale. Comme à la cour des rois de France, la moindre « autorité », un colonel, sa femme ou sa belle-mère ne se déplace pas sans son imposante escorte. Ici, elle se compose de quelques véhicules de police (dont c'est le travail principal) ornés d'une bonne douzaine de « robotcops » terrorisant à toute allure les autres usagers de la route. Dans le même ordre d'idée, le respect que l'on peut espérer tient ici à l'apparence de richesse et de pouvoir que l'on dégage. Chacun y va donc de sa petite fantaisie ou de son pseudo caprice de star pour donner l'illusion de son importance et ainsi imposer le respect d'autrui. A tous les étages de la société, le paraître est le sport national.
Enfin, le culte du chef étant une valeur incontestable, il semble déplacé de lui demander des comptes. Les fortunes colossales de certains de leurs compatriotes ne semblent pas indigner outre mesure la majorité des kinois. Tout le monde étant (à son niveau) dans la même course à l'enrichissement par la magouille, il n'y a vraisemblablement pas de raison d'en vouloir à ceux qui ont réussi à s'élever au dessus de la mêlée. L'opportunisme est ainsi devenu une religion. C'est comme si 30 ans de Mobutisme et 10 ans de déglingue avaient fait perdre au pays ses repères, ses valeurs.... Mais au fond, nous Européens, qui sommes-nous pour condamner l'enrichissement personnel lorsque c'est le seul moyen de mettre ses proches à l'abri des menaces qui nous entourent? C'est autrement plus facile d'être philanthrope lorsque les filets de la sécurité sociale nous protègent des mauvais pas et que l'Etat joue son rôle depuis plus d'un siècle.
Kinshasa est donc une ville qui interpelle et qui bouleverse. Par ses contrastes et ses contradictions, c'est une ville qui impose la remise en question. Kinshasa est un miroir qui vous place face à vous même, face à vos valeurs. Le luxe le plus indécent côtoie la misère la plus dure. Il faut se faire une place là dedans en sachant qu'il n'est pas donné à tout le monde de vivre comme Mère Theresa. A nous de poser au quotidien les gestes et les décisions qui nous permettront de rester fidèles à nos convictions... celles-là mêmes qui nous ont conduits jusqu'ici.